"De quel droit puis-je décider, tel un
pauvre démiurge, de faire revivre ainsi quelqu'un qui, peut-être, ne le
souhaite pas ;
au cas, bien improbable, où la survie existerait."
Alain Corbin, Le monde retrouvé de
Louis-François Pinagot.
Sur les traces d'un inconnu (1798-1876),
Paris, Flammarion, 1998.
De
là où il se trouve j'espère que Fabien Guerre ne m’en veut pas trop d'avoir
relaté son histoire. Fabien Guerre est en effet un personnage oublié de tous. Dans sa commune de Dieulivol
nul ne se souvient aujourd’hui de celui qui fut au dix-neuvième siècle une
figure emblématique de la vie politique locale. Seule la brève Histoire de la Gironde de Charles Daney
(Pau, Cairn, 2002) évoque son souvenir au détour de quelques lignes.
Un novateur en matière agricole :
Cet
homme ancré dans son terroir, le Monségurais et le Réolais, s’employa pourtant à
diffuser toutes les innovations agronomiques de son temps. Il utilisa « la
première machine à battre qui ait paru dans le département de la Gironde ;
c’est lui aussi qui le premier a introduit une locomobile dans une exploitation
rurale » (Archives départementales
de la Gironde, 1 M 827, dossier Guerre).
Au
milieu de la décennie 1840 il se livra à de nombreuses expérimentations
agricoles sur son domaine de Dieulivol. Il introduisit des herses et des
rouleaux et voulut populariser l’utilisation de la charrue Dombasle. Il fit aussi
construire des araires en fer qui connurent un grand succès auprès des
cultivateurs de tout le Midi de la France.
Un
autre aspect important de son apport à l’agriculture girondine réside dans la
diffusion des techniques de drainage. En 1857, il fonda à Saint-Ferme une usine
qui employait une soixantaine d’ouvriers et qui fabriquait des tuyaux de
drainage, des engrais et du matériel agricole. Fabien Guerre entreprit lui-même
d’importants travaux qui lui permirent d’améliorer le rendement de ses productions.
Il fut l’un des membres fondateurs du comice agricole de l’arrondissement de La
Réole dont il assura le secrétariat général dès 1849.
Sa notoriété et son ralliement au nouveau régime
après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 allaient le conduire au conseil général
de la Gironde où il siégea pendant quatorze années, jusqu’en 1866, soit
pratiquement pendant toute la durée du Second Empire. Son action en matière
agricole eut incontestablement une influence dans l’ensemble du département au
moment même où l’agriculture girondine connaissait de profondes transformations. On commençait à se
préoccuper de l’exode rural et des moyens de l’enrayer, on évoquait le
morcellement de la propriété et la question du crédit (on voulait combattre
l’usure cette « lèpre des campagnes »). Fabien Guerre mena une vraie réflexion
sur toutes ces thématiques. Ce fut également au cours de cette période que
l’oïdium fit son apparition et attaqua le vignoble. Parallèlement la culture du
tabac fut introduite dans le département et s’y développa notamment dans le
Réolais et le Monségurais. A une époque où l’on évoquait volontiers « la chimie
qui amende les terres » Fabien Guerre produisit d’importants rapports dont l’un
visait à lutter contre la falsification des engrais en instaurant de véritables
contrôles. Il contribua aussi à l’essor de l’arboriculture girondine : la
culture de la prune d’ente, particulièrement dans le Monségurais, est un
héritage direct de cette période.
Un notable favorable au pouvoir en place :
Il
ne faut bien évidemment pas occulter l’arrière-plan politique qui demeure même
essentiel pour comprendre cette période. Fabien Guerre a en effet traversé tout
le dix-neuvième siècle et il a connu une succession de régimes politiques différents
: Monarchie de Juillet, Seconde République, Second Empire, Troisième République…
Il fut incontestablement un homme du Second Empire, un régime qui bafoue les
principes démocratiques.
Après avoir été le candidat
officiel de l’administration pour l’élection au conseil général, Fabien Guerre fut désigné juge de paix du canton de Monségur. Si au plan judiciaire le
juge de paix devait avant tout tenter d’apaiser les conflits et chercher à
concilier les parties dans les « petits » litiges, cette fonction
faisait aussi de lui un instrument aux mains du pouvoir en place. Il contrôlait
l’esprit public et lors des élections il faisait campagne pour le candidat
officiel. Il encadrait les populations rurales et surveillait les opposants
politiques. Les affaires exposées dans le prétoire de la justice de paix, nous
renseignent toutefois sur la vie économique du Monségurais sous le Second
Empire et nous disent beaucoup de choses sur les relations sociales et sur les
hiérarchies au sein de l’espace cantonal au cours de cette période.
Une incarnation de la modernité du dix-neuvième siècle :
En 1860 Fabien Guerre obtint la concession de la
navigation du Drot. Il avait des projets importants pour développer l’activité
agricole, commerciale et industrielle de la vallée à travers cette voie de
communication. Sa compagnie comptait une dizaine de bateaux et il souhaitait
aussi recourir à des remorqueurs à vapeur. Il écrivit lui-même qu’il souhaitait
tenir compte « des habitudes nouvelles, des besoins impérieux d’une époque
qui a pris à son service l’électricité et la vapeur ». Même si l’aventure
se termina mal pour Fabien Guerre il aura constitué l’archétype du petit
notable qui par son engagement aura contribué à modifier les pratiques et à
changer les comportements. Il fut sans conteste un esprit novateur attaché à
son terroir et soucieux de lui apporter la prospérité par le développement
d’activités nouvelles, un parcours à méditer aujourd’hui encore…
Benoît Pénicaud